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Marie-Laure Delorme , Mis à jour le
Article réservé aux abonnésÀ 67 ans, l’actrice se confie sur sa vie de famille, ses projets, mais aussi ses douleurs. Nous avons rencontré Carole Bouquet dans son refuge au large de la Sicile.
Paris Match. Quel regard portez-vous sur l’année écoulée ?
Carole Bouquet. J’ai surtout beaucoup travaillé. J’ai joué “Bérénice” au théâtre. Je suis toujours autant portée par les vers de Racine. Si je pouvais repartir pour une longue tournée, j’en serais ravie. Grâce à Muriel Mayette-Holtz, qui a condensé le texte autour du trio amoureux, certains spectateurs ont pu découvrir ou redécouvrir ce chef-d’œuvre. J’ai aussi tourné dans la série « La maison » pour AppleTV+. J’ai le privilège de pouvoir jouer des rôles qui m’intéressent.
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Après cinquante ans de carrière, votre passion du cinéma est-elle toujours intacte ?
J’ai débuté jeune, à 19 ans, dans “Cet obscur objet du désir”, de Luis Bunuel. Je le dois uniquement à la chance : j’ai été choisie parce que je ressemblais physiquement au personnage qu’il avait en tête. Je n’ai pas eu le temps de me poser beaucoup de questions. Ma vie a définitivement changé. À mes débuts, j’étais dominée par la peur. Aujourd’hui, seule reste la joie de tourner.
Les gens que j’ai aimés sont toujours là, avec moi, notamment par la force qu’ils m’ont transmise. Mais je les préférais vivants et ils me manquent
Carole Bouquet
Vous avez rencontré sur ce tournage le scénariste et écrivain Jean-Claude Carrière, mort en 2021. Est-il toujours présent pour vous ?
J’ai déjeuné avec Jean-Claude une fois par mois durant quarante ans. Je ne suis pas croyante. Quand on n’a pas la foi, il ne vous reste que les rires et les larmes. Les gens que j’ai aimés sont toujours là, avec moi, notamment par la force qu’ils m’ont transmise. Mais je les préférais vivants et ils me manquent. Qu’est-ce qui remplace les conversations et les fous rires que j’avais avec eux ? Tous les gens que j’ai aimés avaient beaucoup d’humour. Jean-Claude avait la drôlerie, la sagesse, la distance. Malheureusement, je me sens incapable d’être sage et d’avoir de la distance.
Le producteur Paul Rassam est le frère de Jean-Pierre Rassam, le père de votre fils, Dimitri Rassam, et mort en 1985. Quel rôle joue-t-il dans votre vie ?
Il est comme mon frère. Paul a élevé Dimitri avec intelligence et amour. Il lui a transmis tout ce qu’il savait du métier de producteur. Nous cohabitons souvent ensemble. Je passe mes deux mois d’été avec lui à Pantelleria. Il est un homme merveilleux. J’ai pensé cette maison pour accueillir famille et amis. On est parfois jusqu’à seize, et j’ai l’impression de tenir une auberge. Je connais Pantelleria depuis plus de trente ans et je suis toujours autant sensible à sa beauté.
Faire du vin n’est pas mon métier mais j’y suis extrêmement attachée et y renoncer m’arracherait le cœur
Carole Bouquet
Vous produisez sur l’île un vin blanc doux, le Sangue d’Oro. “La revue du vin de France” vous a décerné le Prix de la personnalité de l’année 2023. Vous l’avez vécu comme une reconnaissance de la profession ?
On a toujours besoin d’encouragement. On ne s’improvise pas vigneronne, et l’idée est née sur un coup de tête. Mais une fois qu’on m’a affirmé que je n’y arriverais pas, j’ai voulu prouver le contraire. Je me suis retrouvée dans une cour d’école avec des garçons qui ne voulaient pas jouer avec moi. J’y suis allée quand même. Faire du vin n’est pas mon métier mais j’y suis extrêmement attachée et y renoncer m’arracherait le cœur.
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Que dites-vous aux gens qui n’aiment pas Pantelleria, jugeant l’île trop rude ?
Je me dis simplement que c’est une bonne sélection naturelle.
Je vous ai vue nager, durant des heures, dans la mer. Que ressentez-vous alors ?
Je peux nager deux heures d’affilée. Je suis d’abord submergée par des pensées négatives, je récapitule tout ce qui ne va pas dans ma vie, mais, à un moment, je lâche prise. Je suis alors un corps flottant dans l’eau, dans un état proche de la méditation. Nager me détend. Personne ne peut me déranger. La natation est le seul exercice que j’aime. Je vais devoir passer à la vitesse supérieure, car j’ai des tantes de 84 et 94 ans, du côté de ma mère, qui sont beaucoup plus en forme que moi physiquement.
Il n’existe toujours pas de produit miracle pour calmer mes maux
Carole Bouquet
En 2013, vous avez été victime d’une chute dans votre maison de Pantelleria. Depuis, vous souffrez de douleurs neurologiques. La nage calme-t-elle vos douleurs ?
Au début, j’avais moins mal en nageant mais, à force, le cerveau s’habitue et la douleur revient doucement. Il n’existe toujours pas de produit miracle pour calmer mes maux. Ils ont trouvé en Italie une machine que l’on pose sur le front et qui ressemble à un troisième œil. Elle agit environ une heure, créant des périodes de soupape. J’ai eu mal en jouant “Bérénice”. Je m’avalais près de quatre paquets de chewing-gums, après la pièce, pour récupérer un peu de salive. Mais j’avoue qu’au moment des saluts, face à la joie des spectateurs, tout allait bien.
Dans “Récits de certains faits” (éd. Flammarion), votre amie Yasmina Reza consacre un chapitre à une actrice dont le prénom commence par C. Trop de médicaments, trop de mélancolie et des séjours réguliers à l’hôpital. L’auteure écrit : “Elle ne se préserve pas.” Pourquoi accepter la publication d’un portrait aussi intime ?
Yasmina Reza me l’a fait lire avant sa parution. Je n’y ai pas fait tellement attention et je ne sais réellement pas me préserver. Ma mère est partie tôt, et mon modèle a été mon père : un homme qui passait moins de cinq minutes dans la salle de bains et allait travailler toute la journée. Je ne l’ai jamais vu s’économiser. Se protéger n’est donc pas dans mon ADN et je le regrette un peu. Le temps passant, il faut apprendre à veiller sur soi. Dès que je le fais, j’ai l’impression d’être en faute. Mais quand je joue au théâtre ou quand je tourne dans un film, j’ai des moments de joie intense. J’ai mal, mais je suis heureuse. On peut vivre avec la douleur. Beaucoup de gens le font quotidiennement. Le rire reste le meilleur médicament qui soit, mais je ne peux pas avoir une Muriel Robin en permanence à côté de moi.
Je cherche à présenter les choses de la manière la plus agréable possible, sans travestir mes blessures et mes fêlures
Carole Bouquet
Dans vos entretiens, vous jouez souvent cartes sur table. Vous évoquez, par exemple, la drogue que vous avez prise pour faire face à la maladie de votre père. Pourtant, rien ne change l’image d’une femme froide et forte. Pourquoi ?
J’ai eu tellement de chance dans ma vie que je tente à la fois de ne pas mentir et de ne pas me plaindre. Je cherche à présenter les choses de la manière la plus agréable possible, sans travestir les blessures et les fêlures qui font partie de ma vérité. J’ai d’ailleurs toujours pensé que l’on ne pouvait pas jouer complètement en dehors de soi. Dans son jeu, il faut réussir à être le plus loin de soi, tout en étant soi pour conserver de la chair et du vrai. Au début, quand je jouais, je me sentais coupable. Je me disais : il n’y a que moi. Claude Berri m’avait assuré qu’avec ma voix je ne pourrais jamais continuer à travailler. Je le lui ai rappelé, en riant, quand nous avons tourné ensemble “Lucie Aubrac”, quinze ans plus tard. Mais même en ayant mal quotidiennement, je ne peux pas me plaindre, car je continue à exercer mon métier. Avec l’âge, j’ai acquis une certaine philosophie de vie.
Rien n’est jamais venu soulager votre douleur ?
J’avais lu le merveilleux “La fin de la plainte”, du philosophe François Roustang. Un ancien jésuite et psychanalyste devenu hypnothérapeute. Je l’ai vu une seule fois. La séance a immédiatement fonctionné sur moi, alors que rien n’a jamais plus marché par la suite. Je me suis assise en face de lui. Il n’a rien dit, je n’ai rien dit. Je n’ai pas eu mal. Mais je l’ai vu alors qu’il était déjà âgé, et il recevait énormément de patients. Je n’ai pas osé le déranger ensuite par timidité, étant donné son emploi du temps. En face de lui, je ne me plaignais de rien. On aurait pu continuer à se voir ainsi, sans jamais se parler.
Avec mes petits-enfants, on visite les musées, pour mon plus grand bonheur et on va dans les boutiques Nike, pour mon plus grand malheur.
Carole Bouquet
Vous êtes mère de deux garçons, Dimitri Rassam et Louis Giacobetti, et grand-mère de quatre petits-enfants. Comment vous perçoivent-ils ?
Mes petits-enfants sont très attachés à leurs parents, ce qui n’était pas mon cas. Je ne me mêle pas de leur éducation, mais on sort ensemble. On visite les musées, pour mon plus grand bonheur et on va dans les boutiques Nike, pour mon plus grand malheur.
Savez-vous que l’on dit de vos deux fils qu’ils sont bien élevés ?
On me l’a dit souvent et tôt. J’en ressens beaucoup de plaisir. Un jour, lors du tournage d’une publicité Chanel, un garçon sympathique et charmant, que je n’avais jamais vu, m’a dit : “Salut, Carole, tu as besoin de quelque chose ?” Je lui ai fait comprendre que je préférais “Madame” et le vouvoiement, étant donné notre différence d’âge. Il l’a raconté à tout le monde, comme si j’étais un dragon qui l’avait terrorisé. J’assume.
Cette année, Dimitri Rassam a été doublement sous les projecteurs en raison de sa rupture avec Charlotte Casiraghi et du triomphe au cinéma du “Comte de Monte-Cristo”, dont il est le producteur. Arrivez-vous, en tant que mère, à garder de la distance ?
Non. Je vis leurs joies et leurs peines intensément, en essayant de ne pas le leur montrer. Je me rends disponible pour parler, guettant les moindres passerelles s’ils ont envie de se confier à moi. J’essaye d’être discrète, car on sait, en tant que mère, qu’on n’est pas toujours le mieux placée pour aider. Quand quelqu’un a mal, on ne peut pas faire grand-chose à part être là et réassurer de son amour. Le succès de “Monte-Cristo” est une joie. Dimitri fait ce qu’il a aimé lorsqu’il était enfant.
Vous avez partagé la vie de Gérard Depardieu. Il est aujourd’hui accusé de viols et d’agressions sexuelles. Après l’avoir défendu, pourquoi ne voulez-vous plus en parler ?
Je suis difficilement audible et je le comprends parfaitement. Je suis profondément féministe, j’ai créé tôt “La Voix de l’enfant” pour protéger femmes et enfants. Je trouve normal que #MeToo soit, par moments, extrême, tant les femmes reviennent de loin, mais je le déplore aussi. J’ai des amis qui en souffrent. Je ne peux pas dire grand-chose, si ce n’est avoir confiance en la justice de mon pays.
Je n’en reviens pas. Je ne m’attendais déjà pas à avoir 65 ans et à continuer à tourner
Carole Bouquet
Vous venez d’avoir 67 ans. Comment l’avez-vous vécu ?
Je n’en reviens pas. Je ne m’attendais déjà pas à avoir 65 ans et à continuer à tourner. Si je suis toujours en vie, je ferai une fête pour mes 70 ans. Après mon accident, j’ai eu des cicatrices partout. J’avais rencontré la restauratrice d’art Cinzia Pasquali, dont je suis devenue amie. J’ai songé à arrêter de tourner et à me lancer dans la restauration de tableaux, à mon petit niveau. Mais on a continué à me solliciter, et j’en suis heureuse.
Catherine Deneuve, vous, Nathalie Baye êtes des femmes engagées : pétition pour la légalisation de l’avortement en 1971 pour la première ; porte-parole de “La Voix de l’enfant” pour vous ; appel au droit à mourir dans la dignité pour la troisième. Ne vous dites-vous pas : on oublie tout ?
Catherine Deneuve était toute jeune actrice quand elle a signé la pétition de 1971 appelant à la légalisation de l’avortement en France. Il fallait alors du courage. Mais personne ne peut empêcher Catherine de faire ce qu’elle a envie de faire. Alors, oui, je suis parfois désespérée : où va-t-on ? J’ai vu récemment des jeunes trentenaires qui avaient envie d’être dans l’action. Ils m’ont redonné de l’espoir.
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Dans un pays fracturé, avez-vous partagé la joie autour des JO ?
Comme tout le monde, j’ai communié dans la bonne humeur. D’autant que plus personne n’est raciste dans ces moments-là.
Alain Delon vient de mourir. Quel souvenir en gardez-vous ?
Dans “Le Guépard”, il est éblouissant. Quand Luchino Visconti filme la beauté, elle est transcendée par son regard.